Texte écrit pour la préface du manuel de Marc Raffinot (2015), Economie du Développement, Paris: Dunod; révisé pour la seconde édition du manuel (2021).
Souvent, les manuels d’économie – y compris celle dite « du développement » – font la part belle aux contenus techniques, à la présentation et à l’acquisition d’instruments scientifiques sophistiqués, permettant de traiter un nombre de données de plus en plus important sur des champs simultanés de plus en plus vastes. Et souvent, le débat qui en résulte se perd dans de savants échanges sur l’innovation dans les modèles et l’utilisation des tout derniers test économétriques en vogue, et laisse bien peu de place aux questionnements fondamentaux sur le bien-fondé des hypothèses, la pertinence des questions de recherche traitées, ou leur importance pour répondre aux défis auxquels les acteurs de l’économie, qu’ils soient publics ou privés, sont soumis. Ce n’est pas l’approche que propose Marc Raffinot dans ce manuel, et c’est la raison pour laquelle il mérite de figurer en tête des listes de lecture dans les écoles et universités où les questions de développement sont abordées. Marc Raffinot a entrepris la tâche herculéenne de rassembler tout un corpus de connaissances, en rendant compte des contributions françaises, et il relève ce défi avec bonheur. Tout en reconnaissant les apports de l’approche théorique, il ne la considère pas comme l’alpha ni l’omega de la réflexion, et il place la réflexion dans le contexte plus large des débats d’idées historiques et localisés. Il montre à la fois comment les développements théoriques peuvent permettre de les informer, mais aussi, parfois à l’inverse, comment ils apparaissent eux-mêmes tout à la fois comme le reflet biaisé et comme l’alibi des modes de pensée qui s’établissent et se succèdent. Il montre aussi le décalage toujours saisissant entre la succession de certitudes qui souvent deviennent des slogans, et la réalité des expériences de développement ou la richesse et la diversité des contextes locaux. On ne peut évidemment rendre justice à 280 pages dans une préface nécessairement succincte, et je me limiterai à quatre messages trop souvent ignorés, que j’ai retrouvés avec plaisir tout au long de la lecture de ce manuel.
Le premier concerne la nature essentiellement multidisciplinaire du développement. On la retrouve ici non seulement dans la description des problèmes et l’évolution des idées, mais aussi dans les réflexions mêmes sur la définition et la mesure du « développement ». Cette dimension multidisciplinaire est un immense défi pour tous ceux qui s’intéressent au sujet, car elle signifie qu’aucune discipline scientifique préexistante ne peut prétendre seule en saisir l’essence. Or, on ne sait pas bien comment combiner l’indispensable exigence de rigueur scientifique, qui appelle au recours de méthodes ayant fait leurs preuves dans un champ scientifique donné, avec la mobilisation cohérente et organisée d’éclairages hétérogènes provenant de plusieurs disciplines. Il est à ce titre remarquable que l’approche économique ait peu à peu pris une place dominante, voire exclusive, dans les diagnostics et débats internationaux. Le manuel de Marc Raffinot montre aussi à ce sujet comment les économistes, comprenant ce défi, ont cherché à y répondre – tout en préservant leur monopole de fait – par l’incursion des méthodes de l’économie dans d’autres champs, et par le développement d’approches expérimentales ou quasi-expérimentales refusant les présupposés théoriques.
Le deuxième message découle directement de ces observations. Même à travers les travaux empiriques récents subsiste la tentation du déterminisme. On veut légitimement savoir ce qui marche ou ce qui ne marche pas. On veut « aider » les pays en développement en leur expliquant quelles politiques mener, quelles sont celles qui ont obtenu des résultats dans d’autres pays (et dont on déduit qu’elles « marchent »), ou quelles sont les erreurs à éviter. Cette approche prescriptive pose à mon avis deux séries de problèmes. Tout d’abord, elle conduit à des erreurs majeures par méconnaissance de l’importance des contextes locaux, aussi bien historiques, culturels, politiques que sociaux, qui contribuent à façonner l’économie politique, le fonctionnement des institutions, les comportements des acteurs. La démarche universaliste qu’elle sous-tend est donc particulièrement mal adaptée. Mais, deuxièmement, elle méconnaît l’importance de l’apprentissage par l’erreur. L’émergence d’une « bonne politique » devrait être davantage pensée comme le résultat contextualisé d’une succession d’ajustements aux erreurs passées, seule façon de « s’approprier » les différentes composantes de ces politiques, plutôt que comme le résultat d’un transfert de connaissance des universitaires internationaux vers les dirigeants de pays dont ils prétendent traiter la pathologie. Là aussi, par sa profondeur historique, l’ouvrage de Marc Raffinot documente la façon dont ce processus d’apprentissage se produit, de fait, à l’échelle globale : la succession des « modes » traduit l’impossibilité de chacune d’entre elles de fournir « la » solution aux différents problèmes. En revanche, il ne se produit pas autant à l’échelle locale, car la tentation et la prétention de l’universalisme subsistent et la prescription de « solutions » laisse peu de place à l’expérimentation et à l’erreur.
Le troisième message consiste précisément à reconnaître l’importance du contexte. Les processus de développement sont localisés, dans le temps et dans l’espace, et il importe d’en appréhender les aspects spécifiques, au-delà des leçons qui peuvent en être généralisées. D’ailleurs, les travaux de la Growth Commission présidée par Marc Spence, entre 2006 et 2009, ont bien montré l’aspect idiosyncrasique des décollages passés. Une lecture critique de ces travaux peut même amener à considérer que les tentatives de tirer de ces expériences quelques traits communs fondamentaux paraissent parfois ad hoc, ou, comme celle qui reconnaît l’importance du « leadership » et de l’efficacité des gouvernements, bien peu opérationnelles. La conclusion qui semble s’imposer est de mettre l’accent sur les études empiriques locales. C’est cette conclusion qui fonde au demeurant la mission d’une organisation publique internationale comme le Global Development Network (GDN), qui consiste à construire les capacités des chercheurs en économie et sciences sociales dans les pays en développement. Comme l’illustre bien cet ouvrage, l’importance du contexte local demeure de fait l’une des seules raisons de vraiment considérer « l’économie du développement » comme un champ spécifique au sein de la science économique – ou d’ailleurs plutôt un champ à la croisée de plusieurs sciences sociales.
Le quatrième message concerne la relation entre science et société et prend toute son actualité à la lumière des leçons de la pandémie de COVID-19. Si tout est relatif et localisé, si la complexité amène à se méfier de toute généralisation, doit-on pour autant préférer l’anecdote à la science ? La réponse, également contenue dans ce manuel, est évidemment négative. Mais il est important de réfléchir à la raison d’être de l’approfondissement scientifique. La science produit la connaissance vraie, mais cette dernière est toujours incomplète et toute situation doit donc être interprétée à la lumière des connaissances existantes, qui laissent beaucoup de place à cette interprétation. Elle ne permet donc pas d’établir des recettes pour l’action. Cette dernière est toujours une prise de risque sur un avenir par nature incertain. Compter sur la science pour nous dire quoi faire aboutit à décrédibiliser l’approche scientifique et c’est malheureusement l’une des tendances préoccupantes dans les sociétés des pays développés. La pandémie a montré combien nos sociétés avaient du mal à accepter l’incertain, à la fois dans l’incapacité d’analyser et prévenir les risques et dans la revendication de trajectoires de politiques publiques restaurant le confort du certain. Le rôle de la science, et de la recherche qui la produit, n’est pas de prescrire des « solutions » ni de figer les contours du futur. Il consiste plutôt à documenter de façon rigoureuse l’information dont disposent les décideurs au moment de prendre les décisions, d’éclairer les risques pour que ces derniers soient pris en connaissance de cause. Connaître les expériences réussies, comprendre les erreurs passées et leurs mécanismes, dans le pays comme ailleurs, est de nature à conduire à des décisions mieux informées, et, on l’espère, meilleures pour les pays et les sociétés. Cela peut aussi permettre de passer de l’approche déterministe, fondée sur l’exploration ex-ante du « quoi faire », à une approche plus centrée sur le « comment » obtenir les résultats recherchés dans un contexte donné. C’est aussi là tout le sens du projet de Marc Raffinot dans ce manuel, à savoir l’intégration du corpus de connaissances scientifiques à la réalité des évolutions, des expériences, et de l’histoire des idées – un projet de grande actualité.