Version avant publication d’une colonne publiée dans Les Echos, 3 octobre 2018, sous le titre « L’économie mondiale doit retrouver sa boussole ».
Où va l’économie mondiale ?
Comment analyser aujourd’hui l’économie mondiale ? Le défi le plus important n’est pas celui de comprendre la conjoncture, même si cela compte évidemment pour toutes les activités lourdement dépendantes des évolutions à court terme. C’est l’affaiblissement du cadre dans lequel les interactions économiques internationales étaient organisées et de l’adhésion dont il bénéficiait. Aucune alternative raisonnée n’est en vue, et la volonté multilatérale fait défaut. Les préoccupations économiques pâlissent devant les enjeux de Grande Politique, c’est-à-dire de choix de valeurs communes à partager. Pour paraphraser l’un des slogans de la campagne de Bill Clinton en 1992, le slogan aujourd’hui serait plutôt « It’s politics, stupid ». Il s’applique au demeurant à la situation pré-électorale américaine de 2018 ou au débat outre-Manche sur le Brexit.
Les causes profondes renvoient notamment au positivisme excessif avec lequel les relations entre la science économique et la société sont appréhendées. A force de vouloir que notre science produise des résultats et des impacts, on en est venu à transformer des résultats conditionnés par le temps et par l’espace en certitudes techniques quasi-universelles, niant toute légitimité au doute, à la politique et finalement en partie à l’innovation. La crise de 2008 a montré combien cette vision pouvait être dangereuse et erronée en ce qui concerne les bénéfices de la libéralisation financière. Au-delà, la montée des inégalités dans les pays développés souligne aussi combien les « solutions » mises en œuvre s’éloignent de l’idéal d’une croissance partagée. Et non seulement les résultats sont rejetés, mais les élites et experts s’en trouvent déconsidérés, et les raisonnements scientifiques deviennent suspects. D’où ce renversement saisissant de l’aphorisme de Descartes, amplifié par l’aisance de la communication à travers les réseaux sociaux, en un « je suis, donc je pense (que…) et mon avis est légitime ». Ce passage à l’ère de « post-vérité » menace les Lumières, et est extrêmement préoccupant pour l’avenir de la prospérité et de la démocratie.
Au-delà de cette évolution, la métrique nous égare. Dans un article sur l’économie mondiale, les lecteurs doivent naturellement s’attendre à une discussion sur les perspectives de croissance dans les principaux pays. Mais elle serait bien décalée au regard des enjeux. Au-delà d’appels sincères à une « croissance verte et solidaire » pour laquelle on manque d’indicateurs synthétiques, on continue à centrer les raisonnements sur le PIB, et cette domination n’est que faiblement compensée par les travaux fondamentaux réalisés sur les inégalités ou par l’accroissement des connaissance scientifiques en matière de climat et de biodiversité. Comme lors de l’avènement du siècle des Lumières en Europe, ce ne sont pas les promesses scientifiques qui peuvent vaincre l’obscurantisme, mais le refus de ce dernier qui peut permettre aux premières de se manifester.
Il n’est pas étonnant que ces difficultés rejaillissent sur la coopération internationale. Qu’il s’agisse de la construction européenne sur notre continent, ou du multilatéralisme aux Etats-Unis, nombre d’électeurs n’attendent pas de cette coopération la solution aux problèmes auxquels ils font face, alors même que ces problèmes sont largement reconnus comme communs et partagés. L’interdépendance peut-être à la fois source de tensions et de coopération. Cette dialectique penche aujourd’hui dangereusement du côté des tensions et des risques de conflits. Dans le jargon de l’économiste, le monde semble avoir atteint une sorte d’optimum parétien, c’est-à-dire une situation (loin d’être « optimale », bien entendu) dans laquelle il n’est plus possible d’améliorer la situation de quiconque sans détériorer celle de quelqu’un d’autre. Plus prosaïquement, sans réformes profondes qui vont affecter la distribution des rentes de situation, en France et ailleurs, il n’est plus possible d’accroître de façon viable et durable la taille du gâteau à se partager. Le jeu devient donc à somme nulle. Cela peut conduire à deux types de comportements polaires : le premier est de s’arc-bouter sur sa part envers et contre tout ; le second est d’accepter des changements profonds pour engendrer de nouvelles dynamiques et traiter des problèmes de redistribution et de relation avec la nature de façon structurelle. Vision contre repli…Jeux de pouvoir et déséquilibres des puissances sont susceptibles de caractériser l’économie mondiale et l’évolution de nos sociétés, demandent à nos leaders des talents managériaux inédits et soulignent l’importance de remettre la Grande Politique au cœur des débats internationaux.